Art et Pathologie

“ART ET PATHOLOGIE”

( J.M.G. Le Clézio / Diego et Frida )

“La mission de l’art
n’est pas de copier la nature
mais de l’exprimer.”
Balzac

Le propos de cet d’article est d’étudier les liens qui peuvent exister entre l’art et la pathologie, en s’appuyant, entre autre sur l’ouvrage de Le Clézio, “ Diègo et Frieda”.
Il s’agit d’une singulière histoire d’amour, qui s’élabore et vit grâce à la peinture.
Pour débuter cette réflexion, il me semble important, pour bien centrer le sujet, de définir brièvement deux termes: Art et Pathologie.
Je me réfèrerai simplement au dictionnaire Le Petit Robert, et ne retiendrai que cet extrait ( car la liste est longue ):
Art: “ Expression par les oeuvres des hommes d’un idéal esthétique; ensemble des activités humaines créatrices visant à cette expression.”
Quant à la deuxième notion sur laquelle je m’interroge, on trouve cette explication, toujours dans le même dictionnaire.
Pathologie: “Science qui a pour objet l’étude des maladies, des effets qu’elles provoquent ( lésions, troubles). “
A partir de ces précisions qui me paraissent nécessaires, car elles donnent un premier éclairage sur les limites du champ de mes observations, je développerai un travail selon trois axes.
Je vais, dans un premier temps me pencher sur la question de la création artistique. Dans un deuxième mouvement, je tenterai de restituer une approche psychanalytique de l’art.
Et dans une troisième partie, je m’attacherai au versant pathologique de cette problématique.

L’ artiste est perpétuellement traversé par l’idée de sa production. Il est animé par le besoin de créer, de trouver une inspiration.
Il y a toujours une part de jouissance qui vient à l’esprit lorsque l’on évoque le terme de création artistique.
D’une part, on pense au plaisir que l’on en retire au moment où on contemple l’oeuvre.
Ceci dépend bien-sûr de la sensibilité de chacun.
Ce qui est certain, c’est que l’artiste jouit aussi, par moment lorsqu’il crée.
Mais cela se fait dans une sorte de liberté indispensable, qui pourrait être prise pour certains comme une activité sans contrainte, amusante, venant spontanément.
Cependant, quand on rencontre des artistes, on prend conscience combien ils travaillent “ dur “, ’ils apprennent certaines techniques, et s’imposent des règles et des contraintes.
L’accouchement se fait toujours dans la douleur. Et l’artiste met au monde ce qui n’existait pas auparavant.
En lui a pris forme quelque chose d’énigmatique, pour le commun des mortels. C’est peut-être lié au génie inventif, à son imagination. Mais à l’intérieur de l’artiste se trouve un terrain sur lequel se cultivent magiquement les fruits de son art.
Et, après un temps de maturation, dans une sorte de jet artistique, une matière nouvelle surgit.
C’est, par exemple, une forme pour un sculpteur, un tableau pour un peintre, un personnage pour le romancier.
On peut dire, qu’initialement, l’artiste part de l’informe et réalise, donne une forme.
Mais cela est issu d’une force spirituelle, cela jaillit de sa propre essence.
Il y a bien-sûr la maîtrise de certaines techniques, une rigueur, des exigences.
Mais au moment où il crée, l’artiste semble faire abstraction de tout ce qu’il connaît
techniquement.
C’est bien ce qui différencie l’artiste de l’artisan, par exemple.
Il faut autre chose qu’un savoir-faire, qu’une théorie pour placer le fruit du travail au
rang d’ oeuvre d’art.
C’est une sorte de pulsion de vie spécifique qui permet d’innover, inventer, créer.
Cela n’est jamais figé et l’art évolue.
L’artiste est toujours en mouvance et traverse des moments de crise.
Il peut, à certains moments, tout remettre en question, ne plus pouvoir produire, ne trouvant plus d’inspiration.
Il passe par des phases de mutation, quelquefois très angoissantes, mais qui sont des passages où germent en lui de nouvelles idées qui donneront lieu à des créations autres.
Car la production artistique vient spontanément, dans une grande authenticité.
On peut parler de don naturel, de génie, de talent.
C’est peut-être ce supplément d’âme que d’autres n’ont pas, qui ne s’acquiert pas.
C’est une sorte de souffle divin.
Au cours de son roman, Le Clézio tente à maintes reprises de circonscrire la nature de l’artiste et son essence.
Il s’agit, dans ce livre, spécifiquement de la peinture. On peut citer ce passage, page 210:

“ L’un et l’autre sont des peintres, non des intellectuels. Leur pensée est au bout de leurs mains, dans leurs regards. Ils ne manient pas des concepts , ni des symboles, ils les vivent dans leurs corps, comme une danse, un acte sexuel.
Puis ils les projettent sur leurs toiles. Et c’est la nature solaire de Diego de se tromper sur ses propres sentiments, de vouloir les conquérir.”

Le peintre travaille grâce à son génie inventif, son inspiration, mais aussi il a besoin d’une dextérité corporelle.
Il utilise des pinceaux et les doigts sont très actifs.
Le geste joue un rôle capital, dans la réalisation d’un trait, d’une esquisse.
De même, les yeux permettent une perception visuelle, particulière au peintre.
Il observe avec une acuité personnelle.
Il a besoin de voir, même s’il l’art ne consiste pas à reproduire une réalité fidèle d’un paysage, par exemple.
Un tableau n’est pas une photographie.
Bien-sûr le peintre crée à partir d’une fibre intérieure mystérieuse.
Il exprime un monde traversé par ses émotions.
Il y a beaucoup de sensualité dans cet art spécifique, une sensualité liée aux matériaux, aux couleurs.
Le peintre éprouve une jouissance dans la réalisation de son activité artistique.
Mais il ne faut pas perdre de vue que le tableau est fait pour procurer du plaisir.
Il se contemple, simplement.
On apprécie son originalité, son unicité, sa valeur esthétique.
La toile ne “ sert “ pas à autre chose, qu’à générer du plaisir.
C’est tout l’aspect désintéressé de la création artistique.
Le public court les expositions, les musées, à la recherche de sensations agréables esthétiques.
Suivant la sensibilité de chacun, son degré de goût pour le raffinement, la jouissance éprouvée face l’ oeuvre artistique est différente.
Chacun estimera la valeur esthétique à sa manière, en relation avec une résonance intime que la production de l’artiste éveille en lui.
Pour argumenter cet axe de ma réflexion , je me réfèrerai particulièrement aux travaux de Sigmund Freud, qui s’est interrogé sur le problème du créateur littéraire.
Le Père de la Psychanalyse pense que la source de cette activité remonte à l’enfance.
Considérant que le propre de l’enfant est de consacrer la plupart de son temps au jeu, le psychanalyste estime que le poète adopte, à peu de choses près, le même comportement.
Dans un certain sens, il invente un univers qui lui appartient, qui lui plaît.
Même si l’aspect ludique apparaît, il serait faux de croire que le poète, tout comme l’enfant, s’amuse, même si la notion de plaisir est présente, à édifier une galaxie sans intérêt, car elle est chargée d’affects réels, même si elle s’éloigne de la réalité et la
transforme à son gré. L’enfant reste très conscient quand il joue, il sait que ce n’est pas “ pour de vrai “.
A ce propos, et en rapport avec la création artistique, Sigmund Freud écrit:
(Page.34 “Inquiétante étrangeté et autres essais” / Le créateur littéraire et la fantaisie / Paris / Gallimard / 1985 .)

“ Le créateur littéraire fait donc la même chose que l’enfant qui joue; il crée un monde de fantaisie, qu’il prend très au sérieux, c’est-à-dire qu’il dote de grandes quantités d’affect, tout en le séparant nettement de la réalité…..( ….).
Mais de l’irréalité du monde de la création littéraire, il résulte des conséquences très importantes pour la technique artistique, car beaucoup de choses qui, en tant réel, ne pourraient pas procurer de jouissance, le peuvent tout de même, prises dans le jeu de la fantaisie; beaucoup d’émotions qui sont par elles-mêmes pénibles, peuvent devenir pour l’auditeur ou le spectateur du créateur littéraire, source de plaisir.”
Plus tard, en grandissant, l’enfant disparaît, laissant place à l’adulte.
Le jeu n’est plus possible mais, selon des théories psychanalytiques, ce versant ludique et créatif se retrouverait dans l’humour.
C’est aussi une manière de mettre à distance une réalité, difficile à supporter, et de l’agrémenter, à sa façon, en y ajoutant une fantaisie, source de plaisir.
Mais selon S.Freud, à la différence de l’enfant qui joue et est animé par différents désirs, l’adulte, en revanche, dissimule ou a honte de ses fantaisies, croyant qu’on attend de lui qu’il appréhende la réalité sans filtre.
Il serait en proie à un sentiment de culpabilité, comme s’il n’était pas apte à vivre dans le réel.
L’homme “ normalement heureux “ ne serait semble-t-il jamais amené à modifier son univers et seuls les personnes en proie à des déséquilibres, à des troubles, auraient recours à ces fantaisies.
A l’origine, on trouverait des désirs insatisfaits qui motiveraient la formation de
fantaisies, telles que rêveries diurnes, petites histoires que l’adulte se raconte, illusions.
Ceci provenant d’un manque de satisfaction.
Au niveau pathologique, sur lequel nous reviendrons ultérieurement, S. Freud dit:
( p.40)

“ C’est le foisonnement des fantaisies et le fait qu’elles deviennent prépondérantes, qui créent les conditions de la chute de la névrose et la psychose; les fantaisies sont aussi les ultimes stades psychiques préalables aux symptômes douloureux dont nos malades se plaignent. Ici s’embranche une large voie latérale qui mène à la pathologie.”

Parallèlement le créateur littéraire serait plus libéré et n’aurait pas cette retenue honteuse à l’égard de ses fantaisies.
Il les accepte et les intègre à sa personnalité.
Il dépasse mystérieusement cette phase de répulsion et joue avec ce qui effraie les autres.
L’artiste propose alors un plaisir, dévoilant ce que d’autres se cachent, et il y ajoute une dimension esthétique.
En même temps, une forme de séduction opère .
Le lecteur se retrouve dans ces histoires et réprouve moins ces aspects de lui-même.
Cela se produit dans le plaisir, la jouissance esthétique de l’art, qui permet un certain
abandon libérateur du lecteur.
Il est intéressant de souligner que, dans l’esprit de certains, l’art reste associé à la maladie
Des mythes vivent encore, à l’heure actuelle, comme par exemple à l’égard “ des
poètes maudits “, comme Van Gogh, ou Gerard de Nerval.
Il convenait de penser que l’art menait à la folie. L’artiste, un être à part, restait en dehors de la normalité.
Souvent il a été question de névrose qui sous-tendait la création artistique.
A d’autres moment, on a pu lire que l’art était une “ sublimation “ des pulsions sexuelles.
S’il est vrai que l’artiste se retire, consciemment, parfois du monde, pour vivre dans un univers qui relève pour lui d’une satisfaction de ses désirs, c’est-à-dire un univers de jouissance, cela n’a rien à voir avec le névropathe qui se réfugie, à son insu, sur une planète imaginaire.
L’artiste n’est pas toujours un psychopathe. Mais un psychopathe peut-il créer? S’agit-il alors d’art ou de psychopathologie?
Après la seconde Guerre Mondiale, Jean Dubuffet réunit des productions plastiques, issues des asiles psychiatriques, réalisées par des psychotiques, des mélancoliques ou des personnes dépressives.
Il fonde, avec d’autres artistes connus, La Compagnie d’Art brut , à Lausanne en 1976.
Cet art des aliénés est reconnu par des artistes de renom, on y trouve une valeur et cela s’étant dans les prisons, les maisons de retraite et les victimes de guerre.
Des images sensorielles apparaissent, ainsi que des émotions.
Il s’agit plus d’un voyage intérieur, mais qui peut susciter l’émotion esthétique chez le spectateur.
Par ailleurs, il me semble important d’évoquer le développement de ce qu’on appelle “ Art-Thérapie “ en psychiatrie, ou en en psychologie.
On utilise l’expression artistique dans l’aide aux personnes qui présentent des
désordres émotionnels, sont en proie au stress, ou manquent de confiance.
Certaines fois, il s’agit de troubles de l’apprentissage.
L’art-thérapie apporte un soutien thérapeutique aux personnes confrontées à une détresse émotionnelle.
Le principe de base consiste à encourager le patient à exprimer ses sentiments, ses émotions par l’écriture, la peinture, la sculpture, …
L’art est devenu soin.
Certains thérapeutes ont perçu dans l’art une intuition soignante.
Il est question de l’imaginaire de l’inconscient ou même du délire.
De nombreux hôpitaux psychiatriques proposent des activités artistiques aux patients, dans l’esprit d’une ouverture thérapeutique.
On peut évoquer “ l’Atelier du Non-Faire “crée en 1983 par Christian Sabas, peintre, musicien et infirmier psychiatrique, dans le service du Dr Pariente, puis du Dr Gellmann à l’hôpital de Maison Blanche.
Cela a eu beaucoup de succès et cet atelier s’est agrandi et fonctionne actuellement en association.
Les patients se livrent à divers activités artistiques qui font l’objet d’expositions et de reconnaissance à travers le monde.
Peut-on réellement parler d’art?
Une certaine forme de créativité existe chez le délirant, par exemple.
Son imaginaire participe à la formation de ces reconstructions de certaines réalités insoutenables.
Cependant, l’émotion esthétique que suscitent ces productions n’est pas à négliger.
Mais à partir de quand est-il possible de mettre une limite entre pathologie et art?
A mon sens, l’artiste doit être en mesure d’appréhender la réalité, même si, par la suite, il la teinte de son empreinte intime et énigmatique qui s’apparente à son génie.
L’art reste une énigme.
Comme l’évoque J.M.G. Le Clézio, dans “Diego et Frida “( page 26 ), il suffit parfois d’un hasard de la vie:

“ De cette rencontre tout va naître, dans ce Mexique post-révolutionnaire où tant d’évènements et tant d’idées se heurtent et se fécondent. C’est cette rencontre aussi qui va changer la vie de Diego, la faire accéder à une dimension de lui-même qu’il n’avait jamais imaginée, et faire de cette jeune fille l’une des créatrices les plus originales et les plus puissantes de l’art moderne.”

En chacun de nous sommeille une artiste ; les aléas, les vicissitudes de son existence vont lui permettre de lui révéler ce don, cette disposition singulière.
C’est un peu la bonne fortune de son sort qui fera de lui un artiste dévoilé.
Une sensibilité artistique originale, très exacerbée, signe cette capacité à approcher les choses au plus profond de leur essence.
Une perception de la quintessence de l’univers, des émotions, de l’humain semble essentielle à la constitution de la personnalité artistique.
Cela le rend vulnérable, labile mais créatif.
Son âme renferme d’autres secrets que nous ne cesserons d’interroger.
Mais il me paraît fondamental de lui rendre hommage pour le miroir qu’il nous offre et la jouissance qu’il nous procure.
L’art élève l’humanité.

Chantal POULAIN

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